Site du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté

Avis relatif au centre national d’évaluation (CNE)

7 décembre 2022

 

Au Journal officiel du 7 décembre 2022, le Contrôleur général a publié un avis relatif au centre national d’évaluation (CNE). Cet avis a été transmis aux ministres de la justice et de la santé pour qu’ils puissent formuler des observations. Au jour de la publication de cet avis, aucune réponse n’était parvenue au CGLPL.

Lire l’avis dans son intégralité

Lire les observations du ministre de la justice

 

 

Le centre national d’évaluation (CNE) est un service de l’administration pénitentiaire spécialisé dans l’examen de la situation de certaines personnes détenues, parmi celles qui ont été condamnées aux plus longues peines d’incarcération. Il procède à deux types d’évaluation :

  • l’évaluation initiale, pour déterminer l’établissement pour peine dans lequel seront affectées les personnes condamnées à la réclusion criminelle pour une durée supérieure ou égale à 15 ans pour des crimes limitativement énumérés par la loi ;
  • l’évaluation de fin de peine, obligatoire dans le cadre de l’examen d’une demande de libération conditionnelle des personnes condamnées aux peines les plus longues.

Historiquement implanté au centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne), le CNE dispose aujourd’hui de trois sites supplémentaires intégrés aux centres pénitentiaires Sud Francilien de Réau (Seine-et-Marne), de Lille-Sequedin (Nord) et d’Aix-Luynes (Bouches-du-Rhône). En 2021, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) s’est rendu dans les quatre sites du CNE pour contrôler le respect des droits fondamentaux des personnes qui y sont évaluées. Lire les rapports de ces visites et les observations en réponse du ministère de la justice.

Le CGLPL estime que tels qu’ils sont actuellement mis œuvre, ces dispositifs d’évaluation entraînent des atteintes à une partie des droits fondamentaux des personnes privées de liberté. Les ruptures qu’un placement au CNE entraîne découragent parfois les condamnés au point de renoncer à demander un aménagement de peine, étape pourtant essentielle d’un parcours de réinsertion. Le fonctionnement de ce centre aux quatre sites décentralisés présente des incohérences qui mettent en cause la pertinence même de l’outil. Cet avis appelle à l’évolution du dispositif, à l’heure où un nouveau site spécialisé dans l’évaluation de fin de peine de certains auteurs d’infractions terroristes est créé au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais).

Le CNE, dont la gestion est lourde et lente, fonctionne selon un cadre incertain

Les délais d’attente retardent l’orientation en établissement pour peine et bouleversent les démarches de préparation à la sortie. Près de 800 personnes transitent par le CNE chaque année, les délais d’entrée et de sortie de ces centres sont longs.  Pour les condamnés relevant d’une évaluation initiale, l’affectation au CNE doit intervenir dans « l’année qui suit la condamnation définitive ». En pratique, les délais moyens d’attente pour le seul transfert au CNE sont largement supérieurs (de quatorze à dix-huit mois). Les évaluations de fin de peine pâtissent également de délais d’attente importants : en moyenne huit à dix mois entre l’ordonnance de placement d’un individu et son départ au CNE. Ces délais alourdissent la procédure de demande d’aménagement de peine et peuvent décourager les intéressés en perturbant l’organisation de leurs projets à l’extérieur. S’agissant du départ du CNE, les personnes accueillies en évaluation de fin de peine rejoignent rapidement leur établissement d’origine mais l’attente est beaucoup plus longue pour les détenus en évaluation initiale. Avant d’être transféré, il faut attendre la décision d’affectation, puis qu’une place se libère dans l’établissement choisi (pour certains établissement ce délai est supérieur à un an). Le taux d’occupation des établissements pour peine est une variable essentielle dans la préconisation qui sera rendue par le CNE, ce qui en fait plus un outil de répartition de la population pénale sur le territoire qu’un outil d’individualisation des parcours.

Les détenus peinent à comprendre le dispositif d’évaluation. Si certains détenus ont le sentiment d’avoir été « enfin écoutés », d’autres remettent en question l’intérêt même de leur évaluation au CNE par des personnes « qu’on ne connait pas » dans un temps relativement court. Le CNE apparaît parfois comme une formalité administrative: pour de nombreuses personnes le choix d’établissement pour peine est arrêté dès les premiers jours de l’évaluation, le passage au CNE se bornant à confirmer une préconisation antérieure. Trois publics particulièrement mal intégrés au dispositif souffrent de cette perte de sens, les détenus ultramarins, transférés à des milliers de kilomètres de leurs attaches, les femmes et les personnes non-francophones. Pour toutes et tous, les sessions d’évaluation se succèdent, guidées par les seuls critères légaux, strictement et immuablement imposés. La pertinence de cet outil, imposé de manière rigide et systématique à tous les détenus qui en relèvent légalement, est questionnable. Le dispositif mériterait d’être assoupli. Enfin, les critères légaux qui imposent une évaluation restent obscurs pour de nombreux détenus, voire des professionnels. Cet impératif est parfois découvert en fin de parcours et les informations transmises aux détenus par certains sites sont lacunaires. Les hypothèses d’affectation au CNE mériteraient d’être expliquées aux personnes susceptibles d’y être évaluées dès le début de leur parcours et en tout état de cause, de manière anticipée, avant que l’intéressé ne puisse prétendre à un aménagement de peine.

Faute de définition des concepts qui fondent les évaluations, les intervenants peinent à trouver du sens à leur travail. L’évaluation initiale vise à « proposer une affectation en établissement pour peine adaptée à la personnalité des condamnés et à formuler des préconisations de prise en charge dans le cadre de l’élaboration de leur parcours d’exécution de peine », tandis que l’évaluation de fin de peine a vocation à « déterminer l’existence ou la persistance d’une dangerosité éventuelle chez les condamnés dans le cadre de l’examen d’une demande d’aménagement de peine ou d’une mesure de sûreté ». La compétence du CNE en fin de peine s’inscrit dans une politique pénitentiaire où l’évaluation des individus prend, comme dans le reste de la société, une place de plus en plus importante. L’injonction actuelle d’évaluer les parcours de vie, les comportements et les discours, dans le but de prédire le risque d’un nouveau passage à l’acte et la crédibilité de l’amendement, interroge. Concept central de l’évaluation de fin de peine, les CNE sont confrontés à l’opacité d’une commande publique reposant sur une notion de dangerosité qui n’est jamais définie. Sans instructions sur ce sujet, les sites interprètent donc diversement la notion. Le CNE ne peut avoir de sens que si le législateur clarifie sa demande et que la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) fait clairement savoir aux personnels des différents sites ce qui en est attendu.

Le CNE manque d’outils de travail et souffre d’un pilotage défaillant

L’activité et les méthodes d’évaluation sont insuffisamment définies et encadrées. Les visites du CGLPL ont mis en exergue la faible assistance offerte par la DAP aux sites du CNE. L’activité des sites ne fait pas l’objet d’instructions particulières de la part de la DAP. Les directeurs ne disposent d’aucune lettre de mission ou d’une fiche de poste s’agissant de leurs fonctions au CNE. Les méthodes d’évaluation ne font pas davantage l’objet d’une réflexion ou d’un étayage. Les méthodes se construisent donc localement et empiriquement. La fréquence des entretiens est jugée insuffisante par la plupart des agents et de nombreux détenus. Trois sites utilisent les activités comme outil d’évaluation mais pas le quatrième. Dans ce flou normatif généralisé, des pratiques non règlementaires sont mises au service de l’objectif d’évaluation. Ainsi les surveillants du CNE prennent connaissance du courrier des détenus, ce procédé étant présenté comme faisant partie du processus d’évaluation.  Dans trois sites, les conversations téléphoniques sont systématiquement écoutées par les membres de l’équipe. La lecture des courriers et l’écoute des conversations téléphoniques des personnes détenues au CNE à des fins d’évaluation (et non pas dans le cadre légal du maintien du bon ordre et de la sécurité) portent atteinte aux droits des détenus concernés.

Les évaluateurs ne disposent pas de l’ensemble des informations indispensables. Les dossiers d’évaluation initiale, point de départ de l’évaluation, sont souvent transmis incomplets au CNE, faisant obstacle à la reconstitution du parcours de la personne. Dans le cadre de leur mission de proposition d’affectation, les équipes des CNE ne disposent pas d’éléments précis et actualisés sur les établissements pénitentiaires, concernant la présence d’infrastructures adaptées aux personnes à mobilité réduite, les offres de formation, de travail, etc. Il n’existe pas non plus de communication des délais moyens d’attente pour les différents établissements pour peine. Chaque site se constitue artisanalement des fiches sur les établissements sans qu’aucune mutualisation n’en soit faite au niveau central, ni entre sites. De même, aucune information formalisée n’est communiquée aux détenus qui doivent s’en remettre au bouche-à-oreille. Outre l’incertitude qu’elle entraîne, cette situation constitue un risque d’atteinte important aux droits fondamentaux des personnes évaluées, qui pourront être affectées dans un établissement qui, finalement, ne répondra pas à leurs besoins.

Les équipes du CNE pâtissent d’une forte instabilité et d’un manque de formation continue. Compte tenu de la tutelle du centre pénitentiaire auxquels ils sont rattachés, les directeurs des quartiers CNE n’ont pas la maîtrise des ressources humaines et peinent à assurer le maintien des professionnels au sein de la structure. L’équipe du CNE étant réduite, toute baisse d’effectif impacte le travail d’évaluation. Outre les difficultés de recrutement, de remplacement et de stabilisation des effectifs, aucune offre de formation spécifique n’est proposée aux agents exerçant au CNE. Cette lacune alimente, au sein du personnel rencontré, le sentiment latent de « ne pas réellement savoir si on fait bien ». À l’initiative des sites, des formations collectives sont parfois organisées entre deux sessions mais des agents y renoncent, la période étant consacrée à la rédaction des synthèses. La mise en œuvre de groupes réflexifs, pourtant indispensables dans un site dont la vocation est d’évaluer des personnes aux profils complexes, repose entièrement et uniquement sur les équipes de direction.

Le CNE constitue une rupture dans le parcours des personnes évaluées, rupture attentatoire à leurs droits

La prise en charge au CNE s’effectue généralement dans le respect des personnes, les équipes sont soucieuses d’éviter toute difficulté susceptible de nuire à la bonne conduite de la session. A l’exception de Fresnes, les détenus sont hébergés dans des locaux en excellent état et bien entretenus. La dimension réduite des quartiers et le nombre suffisant de surveillants permettent une grande réactivité. Les mouvements sont fluides, sans surenchère sécuritaire. Cet environnement globalement satisfaisant est néanmoins insuffisant pour compenser les atteintes aux droits attachées au transfert qu’il nécessite. Loin de dynamiser le parcours en fin de peine, l’orientation au CNE entraîne avant tout une série de ruptures. Ces dernières peuvent dissuader une partie de la population de maintenir leur demande d’aménagement de peine, en contradiction avec l’objectif de lutte contre la récidive et de réinsertion.

Rupture dans la continuité des soins, notamment spécialisés. Si la prise en charge médicale pendant le temps de l’évaluation est assurée pour les soins courants, l’accès aux médecins spécialistes est impossible dans plusieurs sites, les délais de rendez-vous étant trop longs au regard de la durée de la session. Le passage au CNE peut donc constituer une rupture dans le parcours médical de certains détenus. Cette situation est aggravée par des modalités de transmission des informations médicales diversement organisée d’un site à l’autre.

Rupture dans l’accès au travail et augmentation des dépenses. Bien que la transmission des comptes nominatifs soit faite rapidement et que les liens avec les régies des établissements d’origine soient fluides, les détenus sont dans l’impossibilité de travailler durant le temps de la session d’évaluation. L’interruption de la rémunération et les risques de perte d’emploi sont un motif de renoncement pour les personnes dites « aménageables ». L’impossibilité – variable selon les établissements – d’apporter un certain nombre de biens et denrées, oblige les personnes détenues à les racheter pour améliorer l’ordinaire le temps de la session. Enfin, l’éloignement imposé peut avoir des effets sur le budget téléphonique des détenus, privés, de facto, de la visite de leurs proches.

Rupture dans le maintien des liens avec l’extérieur. Le droit de visite est maintenu au CNE, mais son exercice est en pratique limité : le nombre de personnes qui reçoivent des visites durant leur évaluation est très faible. Le CNE est perçu par certains visiteurs comme une épreuve supplémentaire, qui « teste au maximum la résistance des liens familiaux en rendant les échanges difficiles et les visites des familles très écourtées ».

L’issue du CNE est source d’incertitude tant pour les évalués que pour les évaluateurs

La confidentialité de la synthèse d’évaluation porte atteinte aux droits de la défense. Une fois l’évaluation terminée, les conclusions de l’équipe sont, au mieux, restituées oralement au cours d’un entretien qui n’est ni systématique ni institutionnalisé dans chaque site ; les synthèses d’évaluation ne sont pas communiquées aux détenus. La décision de transfert en établissement pour peine est le seul document transmis à l’intéressé : elle mentionne l’établissement de destination et les motifs succincts de la décision. Les décisions de première affectation en établissement pour peine sont en principe insusceptibles de recours, à moins que le requérant n’établisse que cette décision met en cause gravement ses droits fondamentaux. En pratique, la décision d’affectation emporte un caractère irrémédiable et il appartiendra au détenu de déposer une demande de transfert depuis son établissement d’accueil. La synthèse pluridisciplinaire d’évaluation de fin de peine est adressée à l’autorité judiciaire, la règlementation pénitentiaire précisant qu’elle est considérée comme un document « préparatoire à la décision judiciaire » et qu’« elle n’est pas communicable à la personne condamnée », ni à son avocat. Cette pratique porte atteinte à l’effectivité des droits de la défense et au principe du contradictoire : le contenu de la synthèse d’évaluation de fin de peine revêt une utilité fondamentale à l’appui des discussions à venir autour de la demande de libération conditionnelle de l’intéressé.

La portée de la synthèse d’évaluation sur la construction d’un parcours d’exécution de peine est très limitée. La synthèse d’évaluation initiale, qui pourrait constituer une aide à la prise en charge, n’est pas systématiquement adressée au psychologue du parcours d’exécution de peine (PEP) ou au SPIP de l’établissement de destination. Davantage une « photographie à l’instant T » utile aux autorités pénitentiaires à l’appui de leur décision, l’intérêt potentiel de ce travail pluridisciplinaire après le cycle est méconnu. Ce dispositif contribue peu ou pas, en réalité, à l’élaboration du parcours pénitentiaire des personnes évaluées. Dans le cadre des évaluations de fin de peine, les équipe du CNE ne sont pas informées des suites données à leurs avis par la juridiction d’application des peines ; les SPIP et les psychologues des établissements dans lesquels se préparent les demandes d’aménagement de peine ne sont pas davantage destinataires de la synthèse.

Ainsi, l’affectation au CNE ne s’intègre guère au parcours d’exécution de peine dont il vient régulièrement, au contraire, illustrer les échecs. Aux dires de plusieurs agents, l’évaluation de fin de peine au CNE est trop fréquemment l’occasion de constater que « de nombreuses personnes ont traversé leur détention sans avoir amorcé le moindre travail sur les faits et leurs projets de sortie ». L’intérêt de l’évaluation s’en trouve altéré et les membres de l’équipe ont le sentiment d’outrepasser leurs fonctions en tentant de définir, trop tard, le contenu d’une prise en charge pour les quelques années restantes.